L'apprentissage ou les apprentissages ?
par Philippe Meirieu
L'opinion publique semble approuver très majoritairement la mesure annoncée
par le gouvernement sur la mise en place de l'apprentissage à 14 ans. Gageons
que chaque Français imagine qu'il s'agit là d'une décision qui ne concerne
que les enfants des autres et que ses propres enfants pourront poursuivre
tranquillement leurs études jusque dans les prestigieuses grandes écoles !
Plus sérieusement, il est vraisemblable que nos concitoyens imaginent que
certains élèves, en rupture scolaire, sont perdus pour les études classiques
et que s'obstiner à les maintenir sous statut scolaire est une absurdité.
Peut-être même, dans le meilleur des cas, certains de nos compatriotes pensent-ils
qu'après une phase "en apprentissage", les adolescents, qui se seront,
enfin, réconciliés avec les savoirs et auront "pris un peu de plomb dans
la tête", pourront revenir dans l'institution scolaire qui les accueillera
à bras ouvert, quel que soit leur passé et leur âge. On voudrait pouvoir les
croire : la mise en place d'un "crédit scolaire", à l'image - améliorée
- du "crédit formation", et la généralisation de la "scolarité
par récurrence" (qui prévoit le retour possible dans des études au niveau
où elles ont été interrompues et qui
existe officiellement dans les textes) représenteraient, alors, une manière
d'individualiser la formation initiale et de l'adapter aux trajectoires des
personnes. Mais, ne rêvons pas ! Ce n'est pas de cela dont il est question,
et malgré toutes les circonvolutions sémantiques dans lesquelles les politiques
sont passés maîtres, il s'agit, en réalité, de déscolariser de manière précoce
les jeunes dont on dira "qu'ils ne sont pas faits pour les études".
Il faut, d'abord, rappeler quelques évidences trop vite oubliées. Faire sortir
du système scolaire un enfant à 14 ans, c'est décider de son sort à 12 ou
à 13. L'institution scolaire a, en effet, une fantastique capacité à anticiper
les décisions et, même, quand les circonstances s'y prêtent, à organiser des
voies de relégation qui préparent, avec les meilleures intentions du monde,
certains élèves "à assumer une transition qui serait bien trop brutale
pour eux". L'apprentissage, par ailleurs, c'est aujourd'hui - et l'on
ne le rappelle pas suffisamment - treize semaines de cours seulement par an
et cinq semaines de congés payés : treize semaines de cours pour des élèves
en échec dans les apprentissages fondamentaux - et, en particulier, celui
de la langue - c'est la condamnation à perpétuité à des tâches de pure exécution,
l'impossibilité d'accéder à la "seconde chance" que constitue la
formation continue. L'apprentissage à 14 ans, c'est, en réalité, le mépris
déguisé des "métiers manuels" : c'est imaginer que ceux-ci sont
constitués de tâches d'exécution accessibles par l'observation et la simple
reproduction, c'est ignorer la part nécessaire de conceptualisation que tout
métier manuel comporte et la complexité des
situations professionnelles auxquelles ils ont à faire : que je sache, il
n'est d'ailleurs pas prévu d'embaucher à 14 ans des apprentis en chirurgie
ou en orthodontie qui sont, pourtant bien - chacun en conviendra – des "métiers
manuels". L'apprentissage à 14 ans, c'est, enfin, l'institutionnalisation
du renoncement : renoncement conjugué de la société - qui abandonne certains
de ses enfants sans leur donner les clés du monde complexe dans lequel nous
vivons - et renoncement des élèves eux-mêmes. Chez qui l'on prétend encourager
"le sens de l'effort", mais à qui l'on offre quelques petites centaines
d'euros par mois dans lesquels ils vont voir un pécule providentiel qui viendra
s'ajouter à l'arrêt de tout effort scolaire.
Facilité pour les jeunes, l'apprentissage à 14 ans est aussi le signe d'une
abdication politique, sociale et scolaire majeure. On pouvait encore hésiter
sur la pertinence du "socle commun" ; on sait maintenant clairement
ce que cela veut dire : tout le monde aura peut-être "le socle",
mais seuls quelques-uns auront la statue ! Avec un palier d'orientation rétabli,
de fait, en fin de cinquième, "le socle" va se réduire comme une
peau de chagrin et les ambitions pour notre jeunesse écarter toute dimension
culturelle pour ne fournir que quelques savoir-faire purement utilitaires.
Une
aubaine pour TF1 qui vend toujours des " parts de cerveau disponibles
" et pour les démagogues de tous bords qui trouveront en face d'eux de
plus en plus de jeunes sous l'emprise des médias, sans avoir acquis les connaissances
et l'esprit critique qui leur permettraient d'exercer leur jugement. L'éducation
scolaire - parce qu'elle est porteuse de l'idéal républicain d'égalité - doit
rester une priorité absolue et c'est aux politiques et aux pédagogues à
travailler pour qu'elle puisse s'adresser à tous au lieu d'exclure ceux et
celles qui, justement, en ont le plus besoin.
Enfin, cette mesure, va, sans aucun doute, renforcer encore l'apartheid scolaire
: qui imagine que les fils et filles de médecins, de professeurs et d'hommes
politiques iront en apprentissage à 14 ans ? Qui ne voit qu'elle va contribuer
à exclure encore plus fortement une jeunesse qui, malgré ses papiers
d'identité, n'est pas considérée comme "française" par certains de nos
concitoyens ? Et en baissant le niveau d'instruction d'une partie des jeunes,
c'est toute l'institution scolaire, et la société tout entière, qu'elle va
tirer vers le bas. D'autant plus que, contrairement à ce qu'imaginent les
esprits ignorants de l'histoire de l'instruction scolaire, ce sont toujours les
" élèves difficiles " qui font progresser l'École et permettent de
nourrir l'inventivité pédagogique qui bénéficie, en réalité, à tous. Il faut se
souvenir que c'est en tentant d'enseigner "l'enfant sauvage", Victor
de l'Aveyron, qu'Itard imagina la plupart des outils pédagogiques encore
aujourd'hui utilisés pour stimuler l'intelligence des "enfants
normaux" (comme la célèbre "boîte aux lettres" avec des
ouvertures de différentes tailles et de différentes formes). Écarter les
"esprits rebelles" - les "enfants sauvages" d'aujourd'hui -
facilitera peut-être la
vie, à court terme, de quelques enseignants, mais transformera encore plus l'École
en chambre d'enregistrement des inégalités sociales. Pire encore, cela
appauvrira considérablement les pratiques pédagogiques. et même les plus
brillants en pâtiront !
Évidemment, dans quelques classes, "on aura, enfin, la paix". Mais au
prix d'une régression sociale considérable. On pourra, un peu plus,
"enseigner en rond". mais au prix de l'abandon d'une des missions
fondatrices de l'École : la découverte de l'altérité. Certains jeunes sortant
d'apprentissage pourront, dans les meilleurs des cas, trouver un emploi sur
place et commencer une carrière professionnelle avec quelques savoir-faire empiriques.
mais ils plafonneront vite et, comme l'exemple de l'Allemagne le montre bien,
se trouveront, quelques petites années plus tard, en situation difficile, car
incapables d'accéder aux savoirs complexes qui requièrent une formation
initiale solide.
En réalité l'apprentissage à 14 ans est un renoncement très grave. Renoncement
à l'ambition du Général de Gaulle et du ministre Berthoin qui imposèrent, en
1958, la scolarité obligatoire à seize ans. Renoncement à l'ambition d'une
École de la République qui ne doit pas se résigner à former des citoyens à deux
vitesses. Renoncement à une véritable réforme de l'École capable, dans un même
creuset, d'offrir à chacun des moments d'apprentissages communs et des
itinéraires différenciés pour l'accès aux savoirs fondamentaux. Renoncement, à
une ambition essentielle de la France - qui est, certes, loin d'être réalisée
-, mais qui doit constituer un horizon possible, une tâche à laquelle s'atteler
ensemble, professeurs, parents, citoyens, hommes politiques : garantir à chaque
enfant, à seize ans, la maîtrise des fondamentaux de la citoyenneté.
Renoncement à l'inventivité sociale et pédagogique qui pourrait permettre une
réforme en profondeur de l'institution scolaire. Renoncement à la lutte contre
l'apartheid urbain et social qui - si nous n'y prenons garde - pourrait bien
agrandir sous nos pieds la fracture sociale. au point que nous y tombions tous
dedans prochainement !
Philippe Meirieu
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publiée le 13 Novembre 2005